Point méthode : exploiter un exemple littéraire en dissertation

Voici comment vous pouvez exploiter les textes d'Un balcon en forêt de Julien Gracq, étudiés en lecture analytique.

Photo de classe de 1958 de la Terminale Sciences ex. du lycée Claude Bernard avec Louis Poirier (Julien Gracq).

  • Jean GIONO écrivait : « L’écrivain (ou le peintre), l’artiste témoin de son temps est une invention, et pour le besoin d’une cause ; il n’est que le témoin de lui-même …. L’écrivain (ou le peintre), l’artiste est avant tout un homme qui se montre. Qu’il se cantonne dans son art ou qu’il s’engage, il fait son portrait. » (Préface au Tableau de la littérature française, Paris, Gallimard, 1962).

1. Toute œuvre peut-elle être considérée comme un autoportrait littéraire ?
1.2. Les œuvres de fiction : la projection des auteurs dans un personnage.

Les auteurs se cachent parfois derrière le masque d'un de leurs personnages. Nul besoin d'écrire une autobiographie pour se livrer : la fiction permet à l'écrivain de parler de lui de façon parfois plus intime qu'une autobiographie impudique. En effet, il bien plus facile de dire la vérité sous le masque du personnage : la sincérité ne coûte pas cher, le romancier ne risque pas de représailles puisqu'il peut toujours se réfugier derrière le genre de la "fiction". De plus, exprimer ce qu'il est derrière un personnage de fiction permet de rendre plus universel son propos. L'autobiographie est ancrée dans une époque, dans un réel sociologique et historique reconnu par le lecteur et auquel l'auteur ne peut échapper. Le lecteur peut toujours minimiser la portée de l'exemple en ramenant l'auteur de l'autobiographie à son contexte. En revanche, un personnage de fiction, aussi réaliste qu'il peut l'être, apporte une dimension universelle au propos, le hisse au niveau du modèle. On pense bien sûr à la fameuse phrase de Flaubert : "Madame Bovary, c'est moi." mais d'autres auteurs se sont inspirés de leur vie pour exprimer leur vision du monde. On peut citer l'exemple de Grange dans Un balcon en forêt de Julien Gracq. Le personnage, au début du roman est en partance pour un blockhaus de la frontière belge qu'il devra garder pendant la drôle de guerre (d'octobre 1939 à mai 1940, dans le roman). L'incipit nous présente dès le départ un personnage proche de l'auteur : l'aspirant Grange porte un nom proche de celui de l'auteur : Gracq ; Grange est aspirant officier tandis que Gracq a bien combattu durant la drôle de guerre avec le grade de lieutenant. Un autre détail attire l'attention du lecteur : Grange reconnaît dans le paysage de la forêt des Ardennes une ressemblance avec une nouvelle d'Edgar Allan Poe : Le Domaine d'Arnheim. Julien Gracq, bien que discret sur sa vie, a toujours confessé une grande admiration pour le nouvelliste du XIXe siècle, à l'univers étrange. Tout porte à croire que Grange est un double de l'auteur. Mais c'est dans sa vision de la guerre que Gracq révèle ses souvenirs. Dans la quatrième section du récit, Grange jette un oeil distancié sur la carte d'Etat major donnée par son supérieur le capitaine Vignaud. Il évoque la guerre comme un événement lointain, auquel il ne croit pas forcément : l'idée qu'il est aux avant-postes le fait rire. Il a l'impression que la guerre est terminée tant le dossier officiel et les consignes de combat sont précis. Cette réflexion à laquelle le lecteur assiste grâce au psycho-récit, correspond à ce que Julien Gracq a pu dire de cette période étrange : une période d'attente et d'angoisse très étrange où la débâcle est dans l'air, mais de façon diffuse. Le personnage de Grange permet donc à Gracq de livrer son imaginaire à travers les références qui lui sont chères (comme Edgar Allan Poe), mais aussi de rendre compte d'une époque dont il a été le témoin, comme de nombreux soldats de son époque.

  • Vous apprécierez cette définition que donne de l'œuvre d'art le critique Jean Rousset : "L'épanouissement simultané d'une structure et d'une pensée, l'amalgame d'une forme et d'une expérience dont la genèse et la croissance sont solidaires (Forme et signification, José Corti, 1962)

2. Les implications du fond et de la forme.
2. 1. La Forme-sens

Le fond et la forme vont de pair pour les théoriciens comme Jean Rousset et Henri Meschonnic qui estiment qu'il n'y n'y a pas de pensée sans forme, qu'il n'y a pas de vision du monde véritable en dehors de son expression, pas de mise à jour de soi en dehors de cette mise en forme. "Style et âme, affirme Rousset en citant Spitzer, sont deux données immédiates et, au fond, deux aspects, artificiellement isolés, du même phénomène intérieur". On ne peut qu'y penser lorsqu'on lit Un balcon en forêt de Julien Gracq : en effet, l'auteur cherche à partager son expérience poétique de la nature, qui mêle observation et imaginaire littéraire. La forme que cette vision prend est ce que Dorrit Cohn appelle le "psycho-récit" et qui fait l'originalité du style de l'écrivain. Le temps se présente comme l'instant solitaire, comme la conscience d'une solitude, source de joie pour le personnage. On le voit dans l'incipit du récit. Ainsi, le narrateur extradiégétique choisit la focalisation interne pour permettre au lecteur de voir à travers son regard le paysage qui s'anime. La description de la forêt (rivière, vallée, collines feuillues) donne lieu à une rêverie qui animalise les éléments du décor (le ferraillement du train rebondit, la voie joue à cache-cache avec les collines et la Meuse) et fait un lien avec l'imaginaire littéraire de Grange (il relie ce paysage à une nouvelle d'Edgard Allan Poe : Le Domaine d'Arnheim). Julien Gracq choisit de transmettre sa vision du monde de manière originale, au lecteur, en l'inscrivant dans une forme adéquate.