Anna Boch, Retour de la pêche (détail), 1891.


  • Les Années d’Annie Ernaux (2008) : le corps social d’une transclasse


Annie Ernaux questions de classes


Certaines familles, généralement de milieux aisés, façonnent volontairement le corps de leurs enfants par la pratique de sports spécifiques (danse, gymnastique, arts martiaux) et d'instruments de musique (violon, piano) afin de développer des valeurs telles que la grâce, la beauté ou la concentration. Elles contrôlent également davantase la nutrition afin que leurs enfants incarnent les normes de corpulence et de beauté.
C'est avec les personnes ayant eu une mobilité, géographique, professionnelle ou sociale, que ce phénomène est le plus visible. Aujourd'hui de nombreuses études portent sur ce qu'on appelle les transclasses qui sont souvent des individus ayant connu une mobilité sociale ascendante en étant enfants d'ouvriers et en faisant des études et en intégrant par exemple la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures (Chantal Jacquet,Les transclasses ou la non-reproduction, 2014).

Ces individus ont une très bonne capacité d'adaptation, car ils ont une socialisation multiple avec leurs instances qui ont transmis des normes et valeurs différentes entre leur famille, l'École, leurs groupes de pairs, les médias utilisés ou encore leur pratique sportive. Chaque instance exerce ainsi une influence sur la manière de penser et la vision du monde des individus, mais également sur leurs corps qui portent cet héritage social (Annie Ernaux, Les Années, 2008).


  • Le corps et le travail

« Melancholia » de Victor Hugo in Les Contemplations (1856)

Mélancholia


Germinal d’Émile Zola, Première partie, chapitre 4 (1885)

C'était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la température montait jusqu'à trente-cinq degrés, l'air ne circulait pas, l'étouffement à la longue devenait mortel. Il avait dû, pour voir clair, fixer sa lampe à un clou, près de sa tête ; et cette lampe, qui chauffait son crâne, achevait de lui brûler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humidité. La roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours à la même place.

Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque : elles battaient sa face, s'écrasaient, claquaient sans relâche. Au bout d'un quart d'heure, il était trempé, couvert de sueur lui-même, fumant d'une chaude buée de lessive. Ce matin-là, une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lâcher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet.

Pas une parole n'était échangée. Ils tapaient tous, on n'entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme lointains. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un écho dans l'air mort. Et il semblait que les ténèbres fussent d'un noir inconnu, épaissi par les poussières volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les mèches des lampes, sous leurs chapeaux de toile métallique, n'y mettaient que des points rougeâtres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large cheminée, plate et oblique, où la suie de dix hivers aurait amassé une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une tête violente, barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arêtes, brusquement allumés d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient à grands coups sourds, il n'y avait plus que le halètement des poitrines, le grognement de gêne et de fatigue, sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources.


Eugène Carrière (Gournay, 1849 - Paris, 1906), Les Mineurs


Truismes de Marie Darrieussecq (1996)

L’allégorie de la femme-truie

Dans le travail, les milieux populaires vont appréhender leur corps comme un moyen pour travailler, car leurs métiers sont généralement plus physiques et entraînent des dépenses énergétiques. Is ressentent une fatigue professionnelle de leur corps, ce qui ne laisse pas de possibilité de loisirs physiques. IIs protègent également moins leur corps, en particulier les hommes, car ce comportement n'est pas considéré comme viril. Ils valorisent davantage les « bons vivants » avec un souci de l'apparence moins puissant en particulier chez les hommes. Ces valeurs génèrent un rapport particulier à la maladie qui est ressentie comme un empêchement à la réalisation des tâches professionnelles. Les visites chez le médecin et les analyses ne se font qu'en cas de symptômes évidents et durables. A l'inverse, les milieux aisés s'intéressent beaucoup plus à la prévention et ont une vision moins scindée de la santé et de la maladie qui peut être présente même sans symptômes. Ils prennent soin de leur corps de manière continue afin de le préserver le plus longtemps possible, ce qui peut expliquer l’intérêt beaucoup plus grand pour l'apparence physique, ainsi que les soins cosmétiques et esthétiques.


En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis (2014)
L’auteur décrit le corps abîmé des ouvriers et des travailleurs modestes de son milieu social dans une petite ville de Picardie.

(…) comme les ouvriers s'habituent aux maux de dos. Parfois, oui, la douleur reprend le dessus. Ils ne s'habituent pas tant que cela, ils s'en accommodent, apprennent à la cacher. Mes souvenirs de mon père qui, rattrapé par la douleur, hurlait, poussait des cris perçants dans la chambre à côté à cause de ses problèmes de dos, toute la nuit, pleurait même, et le médecin qui venait lui faire des piqûres de cortisone avant les questionnements anxieux de ma mère Mais comment qu'on va faire pour le payer le toubib. Ma mère qui disait (aussi) Les maux de dos dans la famille c'est génétique et après avec l'usine c'est dur sans s'apercevoir que ces problèmes étaient non pas la cause, mais la conséquence du caractère harassant du travail de l'usine.

Les femmes caissières - puisque ce sont des métiers plutôt réservés aux femmes, les hommes trouvent ça dégradant - qui s'habituent aux poi-gnets, aux mains qui se paralysent, aux articulations érodées à l'âge où d'autres débutent des études, sortent le week-end, comme si la jeunesse n'était en rien une donnée biologique, une simple question d'âge ou de moment de la vie, mais plutôt une sorte de privilège réservé à ceux qui peuvent - de par leur situation - jouir de toutes ces expériences, de tous ces affects que l'on regroupe sous le nom d'adolescence. Ma cousine caissière comme beaucoup d'autres filles au village et dans les villages aux alentours devenaient caissières, à vingt-cinq ans déjà, me racontait qu'elle n'en pouvait plus J'en peux plus moi. Je suis à bout sans trop se plaindre tout de même, elle ajoutait systématiquement qu'elle avait la chance de travailler, qu'elle n'était pas fainéante Je peux pas dire que je suis malheureuse, j'en connais qui ont pas de boulot ou des métiers encore plus durs, je suis pas une feignasse, je vais tous les jours au travail, je suis toujours à l'heure là-bas. Elle devait le soir tremper ses mains dans l'eau tiède pour apaiser ses articulations douloureuses, la maladie des caissières. Les nuits agitées à cause de son corps perclus de courbatures J'ai des courbatures à me lever me baisser me lever me baisser. On ne s'habitue pas tant que cela à la douleur.

  • Le corps au travail dans l’art

Travail dans l’art


Les Raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte (1875).


Anna Boch



Les Temps Modernes de Charles Chaplin (1936)


BILAN :
Le corps est représenté dans la société et dans le travail à la fois comme un instrument de travail (chez Charlie Chaplin, M. Darrieussecq) mais aussi comme un révélateur social (chez Annie Ernaux). Le corps au travail, surtout dans les travaux manuels, peu nobles, n’apparaît dans les arts et la littérature que tardivement, avec le souci du réalisme et du naturalisme de rendre compte de toutes les franges de la société

Le corps des ouvriers, des classes inférieures n’est pas mis en valeur avant le XIXe siècle, dans la peinture comme dans la littérature : c’est seulement dans la deuxième partie du XIXe siècle que les corps abîmés par le travail, tendus par l’effort, fait son apparition et sort de leur invisibilité (Victor Hugo, É. Zola, Édouard Louis). C’est l’occasion pour les écrivains de rendre compte de toutes les classes sociales et de dénoncer parfois une industrialisation qui les supplicie

Le corps est considéré comme un instrument, chez Charlie Chaplin dans Les temps modernes : les machines massives écrasent les hommes, les ouvriers exécutent des mouvement répétitifs et perdent leur humanité. Charlot, qui donne à première vue l’impression d’avoir un comportement absurde, fou, est finalement le plus lucide. Quand il asperge ses collègues d’huile, il témoigne de leur déshumanisation. Chez Marie Darrieussecq, le corps est un outil de jouissance pour ses clients. Le roman montre la déchéance de cette femme avilie par la prostitution clandestine. Mais ce roman peut aussi être compris comme une veste fable mettant en évidence la marchandisation du corps féminin qui doit toujours susciter le désir.

Le corps d’Annie Ernaux, décrit dans sa jeunesse, durant les années 1960, témoigne aussi de sa situation de transfuge de classe : sa « maturité » montre les efforts de son adaptation dans le monde bourgeois qu’elle intègre, sa conscience aussi de ne pas être « des leurs ». Elle exprime de la gêne dans ces soirées bourgeoises, mais elle n’appartient plus à son milieu ouvrier non plus. Son apparence reflète son identité : celle d’une intellectuelle qui a choisi sa patrie dans les livres, la littérature, et qui s’en sert pour se forger une nouvelle identité. La référence à une liberté sexuelle qui n’est pas encore acquise ancre ce témoignage dans une époque : les années 1960.